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«Une association de locataires est plus démocratique que l’Europe»

Drapeaux des différents pays membres de l'Union européenne à l'entrée du Parlement européen à Strasbourg, le 14 mars 2007.
Drapeaux des différents pays membres de l’Union européenne à l’entrée du Parlement européen à Strasbourg, le 14 mars 2007. (Photo: GERARD CERLES.AFP)
ELECTION EUROPÉENNE/INTERVIEW 

Hégémonie de Berlin, manque de participation citoyenne, élargissement hasardeux : à la veille des élections, le linguiste italien Raffaele Simone dresse un portrait sans concession de l’Europe. Pour mieux la réformer.

Crise économique, institutionnelle, sociale… L’Union européenne semble plus que jamais dans l’impasse. Raffaele Simone, professeur de linguistique à l’université de Rome, analyse les causes de cet état dépressif. En 2010, il avait publié chez Gallimard le Monstre doux : l’Occident vire-t-il à droite ? (1) Cette analyse décapante sur le triomphe de l’idéologie de la consommation et du divertissement dénonce l’incapacité de la gauche à formuler un grand projet à la hauteur de son temps.

Comment définir la crise actuelle de l’Europe ?

Elle est avant tout due au fait que les citoyens européens ont commencé à percevoir l’existence de cette entité. Longtemps, l’Europe a seulement été une étiquette, elle n’avait pas vraiment de contenu. Aujourd’hui, la population ressent son existence et en distingue les défauts plus que les avantages. Pour le citoyen ordinaire, le seul intérêt de l’Europe, c’est la possibilité de circuler librement. Pour d’autres catégories de personnes, c’est de faire circuler le capital ou de créer des entreprises sans obstacles. Les défauts sont en revanche nombreux, à commencer par l’euro, qui a appauvri plus de la moitié des citoyens européens. Et une bureaucratie européenne quasiment céleste, extrêmement bien rémunérée, privilégiée et repliée sur elle-même. Quant à la démocratie, elle est très lacunaire. Une fois que les citoyens ont voté pour le Parlement de Strasbourg, ils n’ont plus aucun moyen d’intervenir. L’UE compte encore très peu au niveau international et elle subit l’hégémonie de Berlin. Elle constitue une grande succursale de l’Allemagne, surtout en Europe centrale, qui est un gigantesque marché allemand.

Sous la pression des mouvements populistes, la crise risque-t-elle d’être fatale à l’Europe ?

Nous sommes liés à la structure de l’Union européenne un peu comme le chien l’est à sa laisse. Trop de choses dépendent de l’UE : les financements des grands projets d’infrastructures, l’agriculture, la circulation des personnes et des biens, l’euro. Nous sommes dans une phase de transition où le risque le plus grand est celui des populismes.

Ces mouvements sont-ils nouveaux ou n’appliquent-ils que des vieilles recettes nourries à l’anti-européisme ?

L’élément novateur, c’est l’attention portée à la sphère numérique, aux nouvelles technologies. En revanche, en ce qui concerne les ingrédients, on peut observer des constantes : les mouvements populistes importants sont nés dans des pays qui, dans le passé, ont connu des formes de fascisme. Cela signifie que les mouvements populistes modernes ne sont que des formes allégées de fascisme. Il s’agit d’un avatar récent de l’éternel fascisme européen. Et c’est extrêmement périlleux. Leurs publics sont essentiellement des personnes qui s’informent peu et ne comprennent pas grand-chose. Ce qu’autrefois on appelait la plèbe. L’un des aspects typiques du populisme est de construire une figure de vilain. Il y a un méchant physique et un méchant institutionnel. Pour les fascistes, le méchant interne était les communistes, puis les juifs. Le méchant externe était l’Angleterre. Aujourd’hui, le vilain interne, c’est l’étranger et l’externe, c’est l’Europe. Le scénario est similaire.

Ces mouvements ont aussi un visage contemporain…

La seule particularité des nouveaux populismes, c’est qu’ils créent l’illusion de la démocratie directe à travers les nouvelles technologies. L’humoriste et militant Beppe Grillo entre totalement dans ce schéma. Il y a aussi des populismes de gauche à la Mélenchon. Mais le style de sa communication est un style fasciste. Sa conception des riches est typiquement dans cette veine. Les fascistes parlaient de ploutocratie. Si Mélenchon n’alimente pas le rejet de l’étranger, c’est parce qu’il faut qu’il exhibe quelques éléments de gauche. Le vrai basculement dans le sentiment qu’ont les opinions publiques vis-à-vis de l’UE est dû à l’émergence de ces mouvements populistes qui ont fait tellement de bruit que même les citoyens qui n’étaient au courant de rien s’en sont trouvés sensibilisés. Ce sont eux qui ont la vraie responsabilité du changement d’attitude envers l’UE.

N’est-ce pas la mondialisation qui met en difficulté les pays européens plutôt que l’Europe elle-même ?

De nombreuses multinationales sont européennes. On ne peut donc pas dire que nous sommes victimes du processus de mondialisation. Il est vrai que celle-ci a favorisé l’émergence de nouvelles puissances. Mais la crise est avant tout interne à la structure. Des aristocraties intouchables se sont créées dans la sphère européenne. Ce ne sera pas facile de mettre à la porte Barroso et Van Rompuy avec toute leur clique. On est face à une bureaucratie qui, en grande partie, autolégifère. Ajoutons le fait que l’Europe est composée de pays où l’on parle des langues différentes, ce qui favorise certaines hégémonies. La classe politique italienne, qui ne parle pas l’anglais, ne peut certainement pas être aux avant-postes des débats. Ce n’est pas un détail. Les gaffes linguistiques de Romano Prodi sont restées célèbres.

La langue serait un obstacle à l’unité ?

La présence européenne dans le monde est encore facilitée par la diffusion de ses langues, mais il n’y a pas de langue d’usage dans le périmètre de l’UE. Tout le monde connaît un peu d’anglais, mais sans vraiment le maîtriser. Le modèle de l’intercompréhension, élaboré par la linguiste française Claire Blanche-Benveniste, pourrait être une solution. Chacun parle dans sa propre langue et en comprend certaines autres sans nécessairement les parler. C’est un objectif réaliste, mais qui requiert une politique éducative au niveau européen.

N’y a-t-il pas un excès d’autoflagellation chez les Européens ?

L’autoflagellation est une maladie italienne. Peut-être est-ce aussi la maladie de l’Europe. La vérité, c’est que l’Europe est un vieux continent qui, de surcroît, a inventé la démocratie. La vieillesse signifie une histoire longue et donc la sensation que nous avons déjà vu le même film plusieurs fois. Il est inévitable qu’un Européen ait une vision des choses plus amère qu’un Nord-Américain. D’autre part, ayant inventé la démocratie, l’Europe souffre de tous les défauts de ce système. A un certain moment, les électeurs se sont rendu compte que leur quote-part de participation aux grandes décisions était trop faible. La démocratie représentative, avec ses multiples strates, ne satisfait plus personne. Si je presse sur le bouton, les effets sur la décision finale procèdent d’une série de décisions intermédiaires. C’est la négation de la démocratie. La structure européenne est typique de ce phénomène.

Sans l’Europe, presser sur le bouton n’aurait-il pas encore moins d’effets ?

Sans aucun doute. Je critique la structure mais, à la différence des populistes, je ne veux pas la détruire. Je souhaite l’améliorer. L’Europe représente un grand avantage mais avec quelques changements substantiels, ce serait encore mieux. A commencer par une plus grande démocratisation, par exemple avec l’introduction de référendums européens pour solliciter l’avis des citoyens sur les décisions importantes.

Construire l’Europe sur une base économique constitue-t-il un péché originel ?

Après la guerre, il était inévitable que l’Europe naisse sur un accord comme celui sur le charbon et l’acier. C’est quand elle est devenue une entité politique que les ennuis ont commencé, c’est-à-dire pratiquement lors des premières élections européennes [en 1979]. Ensuite, l’Europe s’est politisée à l’excès mais elle ne s’est pas démocratisée. Une association de locataires est beaucoup plus démocratique que l’Europe. Nous votons pour le Parlement mais ce n’est pas à ce niveau que se prennent les principales décisions. Certains choix qui engagent tout le continent ne sont pas soumis à la volonté des citoyens. Il faudrait aussi introduire quelques limites sur le nombre et le cumul des mandats, le passage d’une fonction à l’autre, etc. Mais comme nous sommes face à des organes qui autolégifèrent, je pense que ce sont des objectifs inatteignables.

Quelle est l’alternative ?

L’Europe est une entité historique indiscutable, malgré la diversité de langues et de traditions. Et que cela nous plaise ou non, c’est un continent où les valeurs sont en grande partie fixées par le christianisme. Naturellement, il existe plusieurs Europe. Mais comme Milan Kundera, je pense que l’Europe finit là où commence la sphère russe. Les récents événements en Ukraine le prouvent. La Turquie, qui a été l’ennemie millénaire de l’Occident, n’est pas non plus en Europe. Dans l’absolu, il faudrait pouvoir évaluer le degré d’européisme des pays de manière à éviter le syndrome d’immobilisme qui a frappé des organismes comme l’ONU, l’Unesco ou la FAO…

Cela pose la question de l’élargissement à l’Est de l’Europe. N’a-t-il pas été avant tout une réunification de l’Europe ?

En politique, il n’existe pas de devoir moral. En acceptant ces pays, on aurait dû prendre en compte les expériences politiques récentes et on aurait dû demander leur avis aux citoyens européens. Le cas hongrois est intéressant. La Hongrie a connu une longue phase communiste, mais aussi une expérience nazie terrifiante. Ces deux cordes vibrent encore dans ce pays. Même chose pour la Roumanie qui, avec la libre circulation, a laissé partir des groupes de population comme les Tziganes, qui posent problème dans les pays d’accueil. L’intégration de ces pays a été faite de manière superficielle et on en voit les conséquences. La Hongrie est en train de devenir la centrale de l’extrême droite européenne et elle révèle l’impuissance de l’UE à corriger des déformations. L’élargissement a été fait à la légère, sous la pression de l’Allemagne et de ses intérêts économiques. La gauche devrait avoir le courage de regarder la réalité en face.

L’Europe peut-elle être une réponse à la crise de la gauche ?

La première mesure de gauche que l’on pourrait prendre en Europe serait de fixer une politique fiscale commune. Mais je ne crois pas que cela se fera dans un avenir proche. La gauche pourrait tirer parti de l’Europe si seulement elle comprenait l’importance de cette entité. Mais quand on regarde ses candidatures aux européennes, c’est à pleurer. Si la gauche tenait à cette institution, elle présenterait aux élections les meilleurs cerveaux de chaque pays.

(1) Il prépare «Come le democrazie falliscono», sur la faillite des démocraties.

Dessin Yann Legendre

Eric JOZSEF

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